dimanche 15 avril 2018

Miloš Forman - La Nouvelle Vague tchécoslovaque

Miloš Forman n’est plus. A 86 ans, le réalisateur oscarisé pour Vol au-dessus d’un nid de coucou et Amadeus, s’est éteint dans sa belle maison du Connecticut, suivant ainsi de peu Juraj Herz, comme lui issu de la Nouvelle Vague tchécoslovaque. 
Vol au-dessus d’un nid de coucou fut l’un de mes premiers chocs cinématographiques. Je n’avais pas douze ans, et mes parents m’avaient installé deux heures plus tôt devant un long métrage se déroulant dans un asile d’aliénés, et dont les « héros » étaient une infirmière sadique et un violeur. Message compris : les aliénés ne sont pas toujours ceux qu’on croit, la société s’arroge le droit de supplicier comme jadis la Sainte Inquisition et entend le faire de manière impersonnelle, à la façon du bourreau de la Colonie pénitentiaire de Kafka. 




Miloš Forman venait de faire une entrée tonitruante dans mon panthéon personnel, d’autant que sortait sur les écrans cette même année Amadeus, tourné dans les brumes du régime communiste finissant. Premier contact visuel avec Prague, par l’entremise de la caméra du maître, et deuxième choc, esthétique celui-ci. Il y avait donc quelque part en Europe, une ville toute droit sortie de l’époque baroque, noire de suie, où planaient encore les mânes des alchimistes.

Plongé dans l’œuvre de Forman via ses chefs-d’œuvre de l’époque américaine, je me tournais alors vers ses opus de jeunesse, réalisés durant la décade frénétique qu'inaugura le Printemps de Prague. Les Amours d’une blonde, fenêtre sur les rapports de genre au paradis socialiste et les bars à lait de province et Au feu les pompiers, satire de la bureaucratie communiste et sans doute le plus tchèque de ses films du fait de son ironie mordante.  




Les images en noir et blanc de Forman servaient de toile de fond mentale pour mes premières lectures tchèques : La Plaisanterie, de Kundera (qui lui ressemble tant) et Tendre barbare, de Bohumil Hrabal. Car Forman représente une sorte de quintessence tchèque : des hommes nés dans l’Entre-deux-guerres, dans une démocratie avant-gardiste, ayant atteint l’âge adulte alors que la soviétisation du pays battait son plein, et leur période productive lors de la libéralisation des années 1960, qui libéra aussi de puissantes énergies créatrices. Une génération partagée entre les exilés, comme lui et Kundera, et ceux qui firent le choix de rester après l’invasion soviétique de 1968, comme Hrabal, Herz et tant d’autres à qui je pense, avant de se retrouver, faux-frères, sous l’égide d’un dramaturge-Président, Vaclav Havel, après une Révolution de velours.

Né à Časláv, une assez jolie ville de Bohême non loin de Prague, en 1932, Forman n’était pas le fils de son père, un instituteur, mais d’un architecte juif pragois, avec lequel sa mère protestante avait eu une aventure, sans doute sur les bords prisés du Lac Machovo où elle tenait une pension. De cette double paternité, Forman ne saura rien ou presque avant longtemps. Déporté, le couple Forman disparait à Auschwitz, et Miloš Forman et son frère plus âgé de 12 ans, passent la guerre auprès de parents, avant de retrouver la pension familiale. 




Après sa nationalisation par les communistes en 1948, Miloš Forman est autorisé un temps à y rester, se voyant octroyé l’une des chambres jadis destinées aux pensionnaires, avant d’être contraint de faire ses valises une fois majeur, en 1953. A Prague, il s’inscrit à la célèbre FAMU, l’école de cinéma, alors que l’atmosphère se libéralise peu à peu, à compter de 1956. En 1958, il fait partie de la dream team du Pavillon tchécoslovaque de l’Expo de Bruxelles, qui recevra le grand prix. Design, architecture, cinéma, le pays retrouve son rang international, perdu depuis l’occupation allemande et le coup de force des communistes, dix ans plus tôt.

En dix ans, trois longs métrages suffisent à inscrire Forman dans la « Nouvelle vague » tchécoslovaque, aux côté de Menzel, Passer, Jireš, Herz ou Věra Chytylová. Après l’As de Pique, qui puise dans son enfance, Les Amours d’une Blonde et Au Feu les pompiers lui assurent un début de renommée internationale, notamment grâce à une sélection au festival de Locarno, où l’on se passionne pour ces jeunes cinéastes venus de l’Est et autant affranchis des codes stricts du réalisme socialiste que du formalisme de la Nouvelle vague française. 



Mais à la différence de ses comparses, Miloš Forman voit grand, et l’intervention soviétique de 1968 le surprend à Paris, où il cherche des soutiens pour une coproduction. Laissant sa femme – rockeuse et actrice (elle joua notamment dans la Plaisanterie, tirée du roman éponyme de Kundera) et ses enfants (les jumeaux Petr et Matěj, futures figures de la scène théâtrale tchèque) derrière le rideau de fer, Forman quitte l’Europe pour l’Amérique, où il retrouve un autre cinéaste émigré, Ivan Passer. 

Les temps sont durs pour ce bon vivant désormais sans le sous, qui pendant un temps, sort à peine de l’hôtel Chelsea, à Greenwich village, jeté sur la paille par l’échec de son premier opus américain. En 1979, on le tire de sa déprime pour un coup de maître : sa caméra transcende l’excellente adaptation du roman Vol au-dessus d’un nid de coucou, qui propulse Forman, Jack Nicholson, Louise Fletcher et Michael Douglas vers la gloire, avec un Oscar chacun. La comédie musicale Hair, à l’origine de la célèbre série du même nom, lui permet de maintenir son aura hollywoodienne, le temps de réaliser son chef d’œuvre, Amadeus. Tourné en décors naturels à Prague, alors encore sous la férule communiste, le film et nimbé d’une atmosphère décadente et crépusculaire, qui semble annoncer la fin du régime, l’année suivante. Il remportera pas moins de huit oscars.




Valmont, qui sort après Les Liaisons dangereuses de Stephen Frears et s’inspire du même matériau littéraire légué par Choderlos de Laclos, est un échec , et ni Larry Flint (1996), ni The Man on the Moon, avec Jim Carrey (1999) ne hisseront à nouveau Forman au firmament. L’essentiel est peut-être désormais ailleurs : par exemple dans cette visite improbable de Washington, en 1990, où un cinéaste multi-oscarisé accompagne un Président fraîchement élu au sortir des geôles communistes, Vaclav Havel.  Aux gardes du corps locaux qui leurs déconseillent un quartier mal famé – «  vous pourriez être pris dans une fusillade », Havel répond, goguenard, « c’est étrange, j’ai rencontré votre président hier, et il ne m’a pas dit que vous étiez en guerre. Et comme je n’ai pas regardé les nouvelles ce matin, je ne sais même pas contre qui ! ». Et Forman de surenchérir : « la Tchécoslovaquie peut-elle vous être d’une quelconque assistance ? ».

Car c'est surtout cela que représentait Forman pour moi : l'humour tchèque et une époque - les années 1958-1968, où des hommes et quelques femmes, délivrés un temps des carcans du régime mais aussi affranchis des codes de la morale bourgeoise occidentale, créèrent une poignée de chefs d'oeuvres, entre les volutes de fumée des ciagrettes Sparta et les bouteilles de mauvais vin morave, le tout dans une joyeuse frénésie sexuelle à faire passer notre mai 68 pour un camp de Boy Scouts. Havel n'est plus, Herz et Forman non plus : la fumée est retombée. Reste la vie épique d'un cinéaste qui eut deux pères, trois femmes auxquelles il fit deux paires de jumeaux à 30 ans d'écart, deux pays, et oui, douze oscars. Ty vole.




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